Je me souviens du 19 septembre 2011. Témoignage sur un crime oublié : le carnage de Gatumba.

Pacifique Nininahazwe sur Facebook 19 septembre 2019

Ce matin-là, j’étais en réunion avec le staff de la COSOME (Coalition de la société civile pour le monitoring électoral). J’étais encore le Délégué Général du FORSC, la plateforme la plus représentative de la société civile burundaise à l’époque.

Autour de 9 heures, j’ai reçu l’appel de Monsieur Édouard Nduwimana, alors redoutable Ministre de l’intérieur. Le fait était rare. Il m’a dit en Kirundi : « bimwe mukunda kwagiriza Leta, ingo murabe ivyo baraye bakoze mu Gatumba ». Le ton était ferme, j’ai demandé quelques détails sur le lieu. Quand il a décroché, j’ai réfléchi pendant un moment : est-ce un piège ? Faut-il décliner cette invitation officielle quand le gouvernement semble afficher une rare bonne volonté ? Gatumba était sur toutes les lèvres, une attaque horrible avait emporté plusieurs dizaines de vies humaines dans la soirée. J’ai appelé des journalistes et des amis pour m’enquérir de l’ambiance sur place. J’ai appris que le ministre avait appelé beaucoup d’autres personnes, dont des diplomates, et que le Président Nkurunziza allait se rendre sur les lieux. C’était inédit. Nkurunziza ne se prononçait jamais sur les assassinats des burundais et n’avait jamais visité le lieu d’un carnage. En tant que représentant de la société civile je devais être là, je suis parti pour Gatumba.

Ce n’était pas difficile de trouver le lieu. Le bar « Chez les amis » était sur la route goudronnée menant jusqu’à la frontière avec la RDC. En arrivant, on était accueilli par beaucoup de policiers et des militaires, très courtois ce jour-là. Tout près de l’entrée du bar se trouvait Édouard Nduwimana, très bien mis dans un costume noir, comme une autorité préparée à une grande cérémonie. Il était, lui aussi, très courtois ; il m’a salué et m’a montré la voie vers l’entrée : « genda wirabire iryo bara » (vas constater cette horreur). A l’entrée du bar, il y avait deux hommes en tenue qui nous ouvraient une petite partie du portail. Dès l’ouverture de la petite porte, on était stupéfait : une flaque de sang se trouvait juste devant la porte. La flaque de sang était placée de telle sorte que chaque arrivant devait l’enjamber. J’ai été intrigué par cette scène. 14 heures après l’attaque, le sang n’avait pas coagulé et n’avait pas séché sous l’effet du soleil ardent de Gatumba. J’ai dû enjamber la flaque, comme tous les autres qui entraient avant l’arrivée du Président Nkurunziza. J’ai vu des diplomates, toutes sortes de cadres de l’État, des corps de sécurité, du CNDD-FDD et de l’opposition enjamber cette flaque de sang. Pourtant, il y avait moyen de contourner la flaque en ouvrant grandement la porte, comme à l’arrivée de Nkurunziza. En effet, le Président est l’un des rares qui n’ont pas enjambé la flaque de sang: il est entré en s’accrochant vers l’extrémité droite du portail. Plus tard j’ai lu sur le net des histoires étranges de marabouts qui auraient conseillé cette bizarrerie, je n’y ai pas cru.

Dans l’enceinte du bar « Chez les amis », plusieurs corps des victimes étaient étendus sur des nattes, couverts de pagnes ou de pièces de draps, disposés en deux rangées. On lisait de la tristesse et de l’interrogation sur tous les visages. Tantôt on entendait un cri strident d’un proche d’une victime, suivi de sanglots de plusieurs autres personnes. Je n’avais jamais vécu un tel moment, un moment qui amène chacun à mesurer le niveau de barbarie que l’humain peut atteindre.

J’ai demandé à un voisin ce qui s’était passé. La veille, peu avant 20 heures, des hommes en tenue de police avaient fait irruption dans le bar et avaient tiré sur toute personne trouvée dans le bar. Il y avait majoritairement des membres et des fans d’une équipe locale de football. Ils étaient, pour la plupart, des militants du CNDD-FDD selon le témoignage obtenu. Carnage des supporters du régime? C’était facile de soupçonner rapidement un coup de l’opposition.

Nous avons attendu une trentaine de minutes. Le Président Nkurunziza est arrivé. Air grave, tout de sombre vêtu, il s’est incliné devant les cadavres, puis il a passé un moment à les regarder, sans mot dire. Au bout de quelques minutes, il est sorti et nous l’avons tous suivi. Une petite estrade avait été installée à l’extérieur, il est monté pour faire son discours dont il lisait les grandes lignes sur un bout de papier vert. Ses mots étaient graves. Il a qualifié de « crime contre l’humanité » ce qui s’était passé la veille dans ce bar de Gatumba, il a promis que les auteurs allaient être gravement châtiés avant d’appeler les pays limitrophes à coopérer dans la traque des auteurs, ce qui laissait croire que les assaillants étaient venus de l’extérieur. Auparavant, on avait jamais vu Pierre Nkurunziza autant ferme et sérieux, autant sensible à la mort des burundais, d’ailleurs on se demandait souvent s’il avait des échos des assassinats et des exécutions que nous ne cessions de dénoncer. Il était tellement sérieux qu’il avait même annulé (ou ajourné je ne me souviens plus clairement) le voyage qu’il devait faire à New-York pour l’Assemblée Générale des Nations-Unies. Il a terminé son discours, il est rentré, nous avons suivi.

Une anecdote intéressante. Avant l’appel d’Édouard Nduwimana ce matin-là, avant ma réunion avec le staff de la Cosome, j’avais reçu une équipe de la radio Rema FM qui voulait obtenir ma première réaction sur l’attaque de Gatumba. Le fait était également rare. Rema FM était perçue comme une radio de la propagande du SNR et du CNDD-FDD, certains dans nos milieux l’appelaient « Rementanya FM » (radio des montages grotesques). Dans mon interview, j’ai condamné fermement l’attaque et j’ai parlé de « crimes contre l’humanité ». Plus tard dans la journée, quand les gens ont entendu le discours de Nkurunziza et mon interview sur Rema FM, cela paraissait étrange : pour une fois, on avait les mêmes mots sur un même crime. Moi-même, je me suis posé des questions après : est-ce Nkurunziza qui avait tenu à écouter mon interview avant de venir à Gatumba ? Je n’en sais rien. Ou bien c’était une simple coïncidence. Ou bien c’était une tentative d’instrumentalisation du discours de la société civile dans un vilain plan contre l’opposition. Ou bien le président voulait se rassurer si la société civile n’avait pas déjà les informations sur les vrais auteurs de l’attaque afin d’ajuster son discours. L’enchaînement des faits de ce matin du 19 septembre 2019 me paraît toujours étrange huit ans après : l’interview à Rema FM, l’appel d’Édouard Nduwimana, les mots inhabituels de Nkurunziza semblables à ceux de mon interview.

La suite des événements sera également aussi étrange que rocambolesque. En quelques jours, le SNR a envoyé une note aux services de renseignement de tous les pays de la région, imputant la responsabilité de l’attaque de Gatumba à Agathon Rwasa (qu’on disait caché à l’Est de la RDC en collaboration avec les FDLR rwandais) et d’autres leaders de l’opposition. Curieusement, dans les mois qui ont suivi, ce sont des miliciens Imbonerakure qui seront militairement formés à Kiliba-Ondes par des instructeurs des FDLR.

L’une des enquêtes les plus célèbres de la Radio publique africaine (RPA) va rapidement démonter la version du régime. RPA a révélé que l’attaque de Gatumba n’était qu’un plan du SNR, ce qui sera davantage confirmé par l’accusé principal en justice, Innocent Ngendakuriyo alias Nzarabu. Dans une lettre envoyée au Président de l’Aprodh, Pierre-Claver Mbonimpa, Nzarabu précisera qu’il avait été recruté par le Général Maurice Mbonimpa, alors chef de cabinet du ministre de la sécurité et actuel chef de cabinet de l’administrateur général du SNR, pour infiltrer un groupe des FNL et aider dans la capture de son chef, Claver Nduwayezu alias Mukono. Le piège aurait consisté à pousser Mukono et son groupe à attaquer une pharmacie de Gatumba alors que la police les attendaient pour les cueillir. A la grande surprise de Nzarabu, selon ses propos, l’attaque du bar « Chez les amis » a commencé avant le début de l’opération du groupe de Mukono. Mukoni a compris le piège et s’est replié avec ses hommes. Pétrifié de peur, Nzarabu serait rentré chez lui dans le véhicule du commissaire Désiré Uwamahoro. En dépit de l’échec de la capture de Mukono, les services secrets burundais devaient trouver un autre moyen d’impliquer les FNL dans l’attaque. C’est dans cette optique qu’il sera proposé à Nzarabu de reconnaître, devant des caméras, qu’il avait mené l’attaque de Gatumba sur ordre des FNL. Nzarabu ne l’a pas fait. Le journal Iwacu a consacré un article intéressant à cette lettre de Nzarabu : https://www.iwacu-burundi.org/gatumba-la-lettre-qui-jette-le-trouble-2/

Au cours d’un procès aux multiples rebondissements, Innocent Ngendakuriyo n’a cessé de réclamer la convocation du Général Maurice Mbonimpa et d’autres officiers du SNR et de la police pour une confrontation, les juges ont refusé cette demande. Nzarabu sera finalement condamné à la perpétuité mais ne passera que quelques mois en prison avant de s’évader. Il confiera à la RPA qu’il avait été exfiltré par des agents du SNR sous la promesse qu’il allait changer la version de ses déclarations en justice. En mars 2014, Innocent Ngendakuriyo alias Nzarabu a été tué dans ce qui a été présenté comme une attaque rebelle. Sa mort a mis fin à l’espoir de l’éclatement de toute la vérité sur le carnage de Gatumba et à celui du dédommagement des familles des victimes.

Huit ans ont passé. Le pays a connu plusieurs autres crimes graves, plusieurs autres carnages, plusieurs autres crimes contre l’humanité. Les 39 victimes du carnage de Gatumba ont été oubliées. Nkurunziza a complètement oublié les engagements de son discours du 19 septembre 2011. Il a oublié ce qu’il a qualifié lui-même de crime contre l’humanité. Les radios, la société civile, l’ONU, les ONGs internationales sont débordées depuis 2015 par de nouveaux crimes du régime. Les Imbonerakure, formés militairement à Kiliba-Ondes, sont devenus très puissants et quadrillent le pays. Le carnage de Gatumba fait déjà partie des crimes du passé. Seuls les proches des victimes gardent ce fardeau ineffaçable, cette souffrance intérieure dans l’impuissance et le désespoir.