A quoi tient la Communauté des Etats d’Afrique de l’Est ?

(Extrait d’un livre écrit par Me Vital Nshimirimana)

La communauté internationale est et reste une notion vague, sans limite. Elle est souvent perçue et représentée comme cette mère d’une bonté sans égale, toujours prête à agir en faveur de tous ses enfants et surtout les plus petits qui ne savent rien de la limite de ses forces et pouvoir, la pourvoyeuse de tous les besoins, même lorsqu’elle est alitée, affamée, déprimée, rejetée ou contredite.

Cette communauté internationale à laquelle on attend tout, est celle-là même qui a vu le génocide se commettre au Burundi en 1993, puis au Rwanda en 1994. Celle qui souvent préfère la paix négociée et amnistiante à la rétribution des crimes, même si c’était des crimes qui heurtent la conscience humaine; et qui interviendra souvent dans des programmes de reconstruction, physique, morale, physiologique ; compatissant et souvent aidant les victimes à pleurer les leurs qui sont parties à cause de son impuissance, plutôt qu’à son manque de volonté. Plus d’un, selon les écoles, soutient que la communauté internationale n’a rien à se reprocher, et personne n’a rien à lui demander, tant et si bien que les intérêts des membres qui la composent divergent, se rapprochent et se repoussent, les situations plurielles prévalant dans plusieurs endroits du monde, appelant à des réponses rapides et simultanées qui dépassent la capacité de cette communauté internationale collectivement visée, prise et responsabilisée.

S’il est vrai que la communauté internationale est moins intelligible prise globalement, elle devient une réalité vitale et dynamique, lorsqu’on l’analyse sous l’angle des ensembles économiques ou politiques régionaux ou internationaux. A cet instant précis, l’Organisation des Nations Unies(ONU), l’Union africaine(UA), la Conférence Internationale sur la Région des Grands Lacs(CIRGL) et la Communauté d’Afrique de l’Est(CAE) deviennent des réalités sociales, institutionnelles et fonctionnelles auxquelles le peuple burundais peut attendre, si pas le recours en cas de détresse, tout au moins le respect des principes de base qui président à l’organisation du monde moderne. Ainsi, tous ces ensembles régionaux prônent la paix, la sécurité, le respect et la protection des droits de l’homme ainsi que les institutions républicaines bâties sur des principes et valeurs démocratiques. Evidemment, les premières organisations internationales modernes ont été créées et renforcées au sortir de la première guerre mondiale et mieux après la deuxième guerre mondiale par la considération que plus les Etats se mettent ensemble, partagent certains intérêts et commercent ensemble, moins ils seront enclins à se faire la guerre.

L’irréparable commis lors du génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 sous le regard aussi impuissant que complaisant de la communauté internationale a relancé le débat sur « la responsabilité de protéger ». Ainsi, depuis 2001, ce principe est devenu un catalyseur pour tous les peuples du monde qui réclament la protection extérieure surtout que les Etats ou agents violateurs des droits humains ne sauraient être les mêmes à devoir les protéger. S’il est vrai que le respect, la protection et la réalisation des droits humains s’imposent au premier chef à l’Etat, ce serait contradictoire et trop demander à l’Etat persécuteur, d’assurer la jouissance des droits et libertés fondamentales alors que ses agents sont généralement à l’aune de leur violation.

Beaucoup attendent, à tort ou à raison, des actions concrètes de la communauté des Etats d’Afrique de l’Est. Beaucoup l’implorent, la supplient, la responsabilisent. Il en va notamment de la société civile dont l’approche pacifiste et de plaidoyer consistant à influencer les instances et organes de prise de décisions croit parfois naïvement, que la communauté internationale est toujours prête à compatir et non sans délai, aux souffrances des peuples. Les correspondances et messages d’alerte que les organisations de la société civile ont adressées à plusieurs instances onusiennes notamment en 2014 et 2015, ont fréquemment témoigné de l’hésitation et souvent de peu d’engagement à intervenir en temps opportun.

L’ONU, il faut le dire, est et reste une réalité complexe et fragile, tantôt débordée par des demandes incessantes, toujours grandissantes et multidimensionnelles tant le nombre de conflits qui naissent et persistent aux quatre coins de la planète ne cessent d’augmenter. La Communauté des Etats d’Afrique de l’Est(CAE) que le Burundi a intégré le 1er juillet 2007 ne manque pas d’atouts mais aussi des difficultés. Lors de son entrée dans cette Communauté, le Burundi était remorqué par son voisin, le Rwanda, qui avait déjà senti les gains de l’intégration régionale. A ce moment, les relations entre le Burundi et le Rwanda étaient bon enfant. A un moment d’ailleurs, la France, traditionnellement proche du régime du CNDD-FDD en place depuis 2005, s’inquiétait de l’entrée du Burundi à la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Est, une communauté dont la langue anglaise est l’unique langue officielle, et ce rapprochement du Burundi aux pays anglophones ne laissait pas la France indifférente.

Mais la déception ne s’est pas fait attendre, à commencer par les premiers signes montrant que le leadership du Burundi était remorqué sur un chantier d’intégration régionale qu’il ne comprenait pas. Il suffit de voir le report dans la présidence tournante de la Communauté en 2008, puis le rapprochement du Burundi à la Tanzanie lorsque les trois pays, le Kenya, le Rwanda et l’Ouganda qui se sont d’ailleurs baptisés « the coalition of the willing » (la Coalition des engagés), se sont envolés sur des entreprises grandioses, visant notamment la libre circulation des biens et des personnes, tandis que les dirigeants du Burundi soutenaient mordicus la position tanzanienne alors que le Burundi est le pays le plus enclavé et qui le reste jusqu’à ce jour.

Les burundais restent les bénéficiaires les moins privilégiés de l’intégration régionale, dès lors qu’il leur manque l’accès à certains avantages vitaux et élémentaires de l’intégration régionale dont l’utilisation de la carte d’identité pour les voyages transfrontaliers ou les taux des télécommunications communs comme tel est le cas pour les citoyens et résidents kenyans, ougandais et rwandais.

Concernant le nœud du conflit burundais, il était prévisible que la question du troisième mandat sera difficile à résoudre au sein de la communauté des Etats d’Afrique de l’Est, d’abord parce qu’elle a trait à la limitation des mandats alors que deux présidents au moins ne se sentent pas concernés, ni politiquement ni légalement, ensuite parce que posée par une frange de la société, à savoir la société civile, insaisissable, difficilement corruptible et généralement perçue comme outil de la propagande occidentale et enfin en relation d’enjeux politiques rapprochant les uns aux autres.

Après le début des manifestations pacifiques du 26 avril 2015 qui se sont heurtées à la répression meurtrière et la chasse à l’homme, la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Est a été constamment sollicitée pour organiser un sommet dédié à la crise burundaise.

Un sommet extraordinaire fut organisé le 13 mai 2015 à Serena Hôtel de Dar es salaam et connut la participation de tous les chefs d’Etat de la Communauté, y compris Pierre Nkurunziza qui ne tarda pas à quitter la salle de conférence dès l’annonce du coup d’Etat.

Le Sommet a quand même délibéré sur la matière et a pris une décision importante, demandant aux ministres de la justice et des affaires constitutionnelles de lui donner un avis juridique sur la légalité de la troisième candidature de Pierre Nkurunziza. Les trois ministres de la justice du Kenya, de l’Ouganda et du Rwanda ont délibéré sur la matière et ont produit un document concluant que Pierre Nkurunziza n’était pas éligible en vertu de l’Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi et la Constitution du Burundi. Et pour cause, le conseil des ministres a considéré que les deux élections que Pierre Nkurunziza avait gagnées en 2005 et 2010 étaient toutes des élections prévues par la Constitution et avaient une même valeur en l’absence d’une clause excluant la période allant de 2005 à 2010. A leurs yeux, il était clair que l’article 96 de la Constitution lui empêchait de se représenter pour une nouvelle fois.

Le troisième sommet extraordinaire de la CAE a été organisé le 6 juillet 2015 avec pour objectif principal le suivi des recommandations du Sommet extraordinaire de la CAE du 31 mai 2015 et ce dans le prolongement des recommandations du communiqué de la 515ème session du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine du 13 juin 2015 à Johannesburg.

Au cours de cette réunion du Conseil de paix et de sécurité, il était attendu que ledit Conseil délibère notamment sur la question de l’éligibilité de Pierre Nkurunziza à la lumière des textes fondamentaux dont la Constitution du Burundi et l’Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi mais aussi sur base de l’analyse faite par les ministres de la justice et des affaires constitutionnelles de la CAE.

A la surprise générale, le Président Jakaya Mrisho Kikwete de la Tanzanie, qui avait visité le Président Pierre Nkurunziza en mars 2015, probablement pour le conseiller de ne pas briguer le troisième mandat, s’interposa pour dire qu’il était hors de question que le conseil de paix et de sécurité de l’union africaine base sa décision sur les conclusions du conseil des ministres de la justice de la CAE.

Ainsi, Jakaya Kikwete venait de sauver in extremis son homologue burundais, mais aussi semé la confusion et inauguré la division ouverte des leaders africains et ceux de la région, au sujet de la question du troisième mandat.

Ainsi, l’Union africaine n’avait d’autres choix que de se rabattre sur d’autres considérations, les unes assez ambitieuses pour être réalisables compte tenu d’un partenaire qui se retrouvait réconforté par l’absence d’unanimité face à la question de la légalité du troisième mandat.

Evidemment, si Pierre Nkurunziza triche, il le fait de telle sorte que les moins avisés, soient tentés de croire que la procédure est légale et que les arguments juridiques sont de son côté ; en témoigne le hold up constitutionnel organisé avec la fameuse affaire RCCB 303 du 3 mai 2015.

En date du 30 avril 2015, la Cour constitutionnelle du Burundi, sur saisine d’une partie des sénateurs burundais, s’est réunie pour statuer sur l’éligibilité de l’actuel Chef de l’Etat Pierre Nkurunziza aux élections présidentielles de juin 2015. A cette occasion, sur sept juges de la Cour constitutionnelle du Burundi, quatre d’entre eux y compris le Vice-président de cette Cour avaient rejeté la candidature de Pierre Nkurunziza en la considérant comme violant la Constitution de la République du Burundi. Outre que la majorité des juges était contre la candidature du Président Pierre Nkurunziza, le président de la Cour se trouvait parmi la minorité qui soutenait ladite candidature. Dans la suite, au lieu de sortir une décision qui reflète la tendance qui a été dégagée à la séance de délibération du 30 avril 2015, des menaces et intimidations sérieuses ont été dirigées contre quatre magistrats sur sept pour qu’ils soutiennent la troisième candidature du Président Pierre Nkurunziza aux prochaines élections de juin 2015. Selon ses propres révélations, un des quatre magistrats qui avait trouvé cette candidature anticonstitutionnelle, en la personne de Sylvère Nimpagaritse, Vice-Président de cette Cour qui n’a pas cédé aux menaces sérieuses qui ont pesé sur sa personne a pris l’option de fuir le pays. En date du 04 mai 2015, un arrêt rendu par cette Cour affirmait l’éligibilité de Pierre Nkurunziza alors qu’il manquait la signature d’un membre du siège et qu’aucune réouverture des débats n’avait pas été décidée comme le prévoit la loi.

La pression qui a été exercée sur les juges est tellement grave que la validité de la décision prise par la Cour est aussi gravement atteinte. Cette affirmation converge également avec le principe général de droit qui veut que « La fraude corrompt tout ». En effet, l’article 122 du code de procédure civile précise clairement que « Il appartient aux juges devant lesquels la cause a été débattue d’en délibérer ». De même au Burundi, les décisions judiciaires sont signées par tous les membres du siège et par le greffier, conformément à l’article 125 du code de procédure civile qui prévoit que « Les jugements sont prononcés en audience publique même si la cause a été débattue à huis clos, par les juges qui l’ont prise en délibéré. La feuille d’audience mentionnant le dispositif est signée en même temps que le jugement, séance tenante par les juges et le greffier audiencier ». Ainsi, l’arrêt critiqué de la Cour constitutionnelle a été prononcé en l’absence de son Vice-président alors qu’il était parmi les juges qui avaient pris l’affaire en délibéré. A ce niveau déjà, du moment que le Vice-Président avait pris part au délibéré du 30 avril et que l’arrêt a été rendu en son absence, cette irrégularité est amplement suffisante pour rendre invalide cette décision surprise de fraude. Plus grave encore, la décision qui est ressortie de l’arrêt diffère du contenu du délibéré tel qu’il avait été effectué dans la séance du 30 avril 2015, selon les révélations faites par le Vice-président de la Cour constitutionnelle. Quant à l’article 208 de la Constitution de la République du Burundi : « Le pouvoir judiciaire est structuré de façon à refléter dans sa composition l’ensemble de la population. Les procédures de recrutement et nomination dans le corps judiciaire obéissent impérativement au souci de promouvoir l’équilibre régional, ethnique et l’équilibre entre genres ». Il est important de mentionner que Sylvère Nimpagaritse qui est un Tutsi a été nommé à ce poste en tant qu’appartenant à la communauté ethnique différente de celle du Président qui est un Hutu, et ce dans le souci de l’équilibre ethnique protégé par l’Accord d’Arusha pour la paix et la Réconciliation.

L’article 209 de la Constitution de la République de 2005 est encore plus explicite : « Le pouvoir judiciaire est impartial et indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Dans l’exercice de ses fonctions, le juge n’est soumis qu’à la Constitution et à la loi ». Dans le cas d’espèce, les révélations faites par le Vice-président de la Cour constitutionnelle confirment clairement que la décision rendue a été dictée par de graves pressions exercées par le Pouvoir Exécutif sur les juges constitutionnels.

Les principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature des Nations Unies précisent au niveau du Principe 2 que : « Les magistrats règlent les affaires dont ils sont saisis impartialement, sur base des faits et conformément à la loi, sans aucune restriction, influences, incitations, pressions, menaces ou interventions indues, directes ou indirectes pour toute raison ».

Les chefs d’Etat de la CAE ont manqué une occasion historique de sauver le Burundi en le préservant du pire qui s’est progressivement concrétiser les mois suivants. Si les chefs d’Etat du Kenya, de l’Ouganda, du Rwanda et de la Tanzanie avaient pris la responsabilité de statuer, rien qu’en se basant sur l’avis juridique de leurs ministres de la justice, ils auraient collectivement sauvé le Burundi. Se basant sur cet argument, ils auraient abouti à la position que leurs compères de la communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest(CEDEAO) ont prise en rapport avec la résistance du président Gambien Yahya Jammeh en début 2017.

Il y a lieu de se demander dans quelle mesure les chefs d’Etat de la région respectent et se soumettent à la règle de la loi, du moment qu’ils sont prêts à sacrifier un travail de si haute qualité, réalisée par leurs ministres de la justice, qui sont par ailleurs les avocats de l’Etat par excellence « Attorney General », en vertu du traité relatif à l’établissement de la CAE, la Constitution par excellence de cette communauté.

A ce jour, ils ne peuvent pas se justifier d’avoir été limités par la propagande fallacieuse relative à la souveraineté de l’Etat plutôt devenue le fer de lance dans les plaidoiries du régime de Pierre Nkurunziza, du moment qu’en instruisant lesdits ministres, ils savaient qu’une décision de la Cour constitutionnelle venait de tomber deux semaines auparavant.

S’ils avaient été unanimes, leur « petit frère burundais » se serait plié à leur sagesse et aurait accepté une des multiples offres qui se présentaient, notamment une place à la fédération internationale du football(FIFA) qui gère les affaires mondiales du football, le jeu de prédilection de Pierre Nkurunziza.

Ainsi, malgré sa détermination à en découdre avec les opposants et activistes de la société civile « zélés », il se serait senti « redressé » et ne bénéficiant plus du soutien de ses voisins, il se serait résolu à abandonner son projet, tandis que son parti serait également libéré pour trouver une alternative. De leur côté, les chefs d’Etat de la CAE seraient renforcés par une décision basée sur des arguments techniques qu’ils pourraient brandir tout le temps, sans devoir expliquer quoi que ce soit. Seulement une question se pose : est-ce que les chefs d’Etat croyaient-ils, voulaient-ils ou s’attendaient-ils vraiment à ce que la conclusion des ministres de la justice soit telle qu’elle les obligeait à taper sur la table pour empêcher leur « petit frère » à conduire le pays à la dérive ?

A vrai dire, les pays membres de la communauté d’Afrique de l’Est se sont constamment comportés comme si le Burundi était une situation lointaine de la région. Chacun a placé ses intérêts devant la cause régionale. Or, dans le cas de figure, il ne s’agit pas d’intérêt géopolitique en jeu, mais de la survie de la région prise globalement.

Conscient de la division persistante parmi les chefs d’Etat de la région au sujet du Burundi, Nkurunziza continue à rejeter les négociations inter burundaises, dont la médiation est assurée par la CAE. Pour fléchir Nkurunziza, il suffisait que la CAE lui imposât un embargo sur les armes, le carburant et d’autres produits de première nécessité comme ce fut le cas sous le régime de Pierre Buyoya en 1996. Or, à un certain moment, l’Ouganda était en mesure d’ouvrir la voie à Nkurunziza au cas où la Tanzanie imposerait un embargo sur le Burundi. Il découle de cette situation que la région soutient implicitement Pierre Nkurunziza ; au grand dam de la paix et la stabilité régionales. A voir la manière dont la CAE a géré le conflit burundais, il est clair que cette communauté accuse plusieurs insuffisances si bien que les objectifs visant notamment la fédération politique ne seront jamais atteint compte tenu du manque de consensus des chefs d’Etat de la région sur des questions aussi importantes que la paix et la sécurité dans au moins un des Etats membres. Et d’ailleurs, on est fondé à se demander à quoi sert une communauté régionale incapable de résoudre un conflit découlant du respect de sa Constitution et prétendre vouloir commercer ensemble ou assurer le bien- être des peuples de la région. »

Vital Nshimirimana, « Le troisième mandat a dévoilé la vraie nature du régime burundais », pp 111-118